1 mai 2012

Ortograf 2012 ou la réforme dont le ratage n'a d'égal que sa nocivité

Aujourd'hui, je désire critiquer vivement le projet de réforme de l'orthographe française porté par le groupuscule Ortograf 2012. Pour ceux qui ne connaîtraient pas, il suffit de visiter leur site pour comprendre. En résumé, il s'agit de créer une orthographe purement phonologique du français, qui serait censément plus simple à apprendre et à employer. De fait, l'ensemble de la norme tient en une page, ainsi que nous le montre ce PDF.

Il est vrai que le français a une orthographe complexe, et qui demande des efforts certains pour être maîtrisée. Peut-être qu'un petit toilettage ne ferait pas de mal. Mais la réforme proposée par Ortograf 2012 est mauvaise, et c'est ce que je vais m'attacher à montrer en trois temps.

La norme proposée ne tient pas ses engagements.

Pour cela, je m'appuie sur le PDF fourni plus haut. Je fais mention des règles par leur numéro, avec le préfixe RB pour les règles de base et RO pour les règles optionnelles. Quant aux tolérances provisoires, je ne les prends pas en compte, puisque justement elles sont provisoires, donc destinées à ne plus faire partie de la norme dans un proche avenir.

Premièrement, la norme est contradictoire en plusieurs endroits.
D'après la RO2, la présence graphique du e muet est optionnelle, et pourtant la RB4 rend son usage obligatoire dans certains cas. En effet, ce e muet est le seul moyen de distinguer <van> (vent) de <vane> (vanne), ou encore <tron> (tronc) de <trone> (trône).
La RB3 impose l'usage d'un seul signe graphique pour toutes les variantes phonétiques d'une même voyelle (niant d'ailleurs le fait que ces voyelles sont des phonèmes différents en français standard, mais passons). Pourtant, la RB1, ainsi que le texte des règles, montre que l'on doit utiliser deux signes différents pour [e] et [ɛ] : respectivement <é> et <è>.

Deuxièmement, la norme laisse une place à l'arbitraire.
C'est la RO4 qui est la plus claire sur la question. Les homophones courants peuvent être distingués par des diacritiques. Liberté totale est laissée quant au diacritique à utiliser, et quant au mot qui doit le porter. On pourra me répondre qu'il s'agit d'une règle optionnelle, et que l'observance de la norme stricte ne pose pas ce problème.
Alors voyons le texte des règles. On y voit écrit d'une part <lè> (les), <sè> (ses), <dè> (des) et d'autre part <porté> (porter), <distingé> (distinguer). Pourquoi ? Pourquoi utiliser deux symboles différents, alors que le son représenté est exactement le même en français standard ? Pourquoi utiliser pour les déterminants un symbole qui ailleurs représente un son différent, cf. <èl> (elle) ? Cette décision est purement arbitraire.

Troisièmement, la norme est en partie illogique, au regard du fonctionnement de la phonétique française.
La RO3 recommande d'écrire un son servant uniquement à lever le hiatus entre deux mots successifs en le reliant au mot précédent par un tiret. Pourtant, c'est avec le mot suivant que cette liaison entretient le rapport le plus étroit. En effet, c'est le mot suivant qui génère l'apparition d'un hiatus, et donc nécessite une consonne de liaison. De plus, la présence ou non d'une liaison ne permet pas de distinguer entre deux homophones du mot précédent, mais bien entre deux homophones du mot suivant. Par exemple, <un-n ètre> (un être) distingué de <un ètre> (un hêtre). Aussi le tiret devrait-il être, en bonne logique, entre la consonne de liaison et le mot suivant.
La RO1 me laisse perplexe. Que l'on introduise un diacritique pour marquer le pluriel, qui est phonétiquement identique au singulier, pourquoi pas. Mais pourquoi le restreindre aux substantifs ? Pourquoi ne pas l'utiliser avec les adjectifs, pourtant fortement liés aux noms ? Pourquoi ne pas s'en servir pour distinguer <il cour> (il court) de <il+ cour+> (ils courent) ? C'est absurde.

Voilà en quoi la norme telle qu'elle est proposée ne peut être acceptée, puisqu'elle n'atteint même pas l'objectif qu'elle s'est fixé. Voyons maintenant en quoi ledit objectif, à savoir obtenir une orthographe purement phonologique, est mauvais en soi.

L'irrégularité de l'orthographe, un mal nécessaire.

Parce qu'il est de coutume lorsque l'on parle de la complexité de l'orthographe française de vanter la simplicité de l'orthographe de nos voisins, je m'en vais faire un petit tour d'horizon des orthographes que je connais.
Il existe, en effet, quelques orthographes parfaitement régulières. À ma connaissance, elles existent presque exclusivement pour des langues qui ont commencé à être écrites il y a moins de deux siècles, comme les langues indigènes d'Amérique, ou de Sibérie. On trouve également une orthographe pleinement régulière en finnois. Pour le reste ...
Cela fait bien longtemps que des intellectuels anglais critiquent la complexité excessive de l'orthographe anglaise, et surtout britannique. On connaît la boutade qui veut que fish devrait s'écrire <ghoti>, puisque <gh> se prononce [f] dans laugh, <o> se prononce [i] dans women, et <ti> se prononce [ʃ] dans tous les mots en -tion. L'allemand aussi, réputé pour sa rigueur, possède plusieurs graphèmes pour écrire les mêmes sons : par exemple, la diphtongue [ɔʏ] peut s'écrire <eu> ou <äu>, et rien ne permet de choisir quelle graphie est la bonne, en dehors de l'étymologie. En russe, <о> se prononce [a] lorsqu'il précède immédiatement l'accent, et il n'est pas question de l'écrire <а> pour autant. Même le japonais possède quelques irrégularités ! La syllabe [ɰa] s'écrit normalement <わ>, mais lorsqu'il s'agit de la particule de thème, elle s'écrit <は>, qui se prononce normalement [ha]. Et les exemples seraient encore nombreux, mais on ne va pas tous les parcourir.

Alors pourquoi toutes ces langues conservent-elles de telles irrégularités ? Les simplifications orthographiques de l'américain n'ont pas fait disparaître toutes les graphies à première vue aberrantes du britannique, loin de là. Les réformes orthographiques menées en Allemagne ces dernières années n'ont pas envisagé un seul instant de toucher à la distinction <äu> / <eu>. Pourquoi cela ? Tout simplement, parce que l'orthographe ne sert pas seulement à écrire, mais également à lire. Et ce qui simplifie la vie du scripteur, peut rendre la lecture plus complexe. Il y a deux raisons principales qui justifient de garder une orthographe irrégulière, car elle facilite la lecture.

Le cerveau humain fait des associations. Et une fois une association faite, il devient très difficile de s'en débarrasser. De plus, le cerveau cherche absolument à donner du sens à ce qu'il voit, en associant l'image à quelque chose de connu. C'est le principe des tableaux d'Arcimboldo. Le peintre n'y a représenté que des fruits et autres végétaux, et pourtant notre cerveau y voit des visages. De la même manière, notre cerveau est capable de reconnaître des lettres, même si elles sont très déformées.
Ce qui est important ici, c'est que la reconnaissance d'une forme connue, fût-elle déformée, et son association à un sens, est un processus cognitif infiniment plus rapide que l'analyse raisonnée. Gardez cela en tête pour la suite.

Raison n°1 : distinguer des homophones.

Il est généralement possible de distinguer deux homophones, même écrits semblablement, en analysant le contexte. Par exemple, l'adjectif « sûr » et la préposition « sur » ne s'emploient pas dans le même environnement. Aussi, si l'on analyse finement le contexte d'utilisation, il n'est pas possible de les confondre. 1 Mais pour le cerveau, il est bien plus rapide d'associer deux glyphes à deux sens différents, quoique à un même son, que d'analyser le contexte graphique, pour déterminer laquelle de deux associations d'un même glyphe à deux sens différents est la bonne. Avec des mots plus simples, le cerveau a plus de facilité à distinguer d'un simple coup d'œil <verre> de <vers> qu'à analyser la différence de contexte entre <bouar un vèr> et <vèr midi>.

Et cela, le français n'est pas la seule langue à le faire, loin s'en faut.
L'allemand distingue graphiquement <mehr> (= plus) de <Meer> (= mer), alors même que ces deux mots se prononcent exactement de la même façon.
L'anglais écrit <read> quand il est question de lire, et <reed> quand il est question de roseau, même si les deux se prononcent [riːd].
En norvégien, on fait graphiquement la différence entre <hund> (= chien), <hun> (= elle) et <hunn> (= femelle) qui sont indiscernables à l'oral.
Le polonais use de ses nombreux diacritiques pour ne pas confondre <morze> (= mer) et <może> (= peut-être).
Même l’italien ressent le besoin de ne pas confondre <hanno> (= ils ont) et <anno> (= année) !
Je vais m'arrêter là sur les exemples, car ils sont foison.

Raison n°2 : préserver le lien entre mots d'une même famille.

C'est là le deuxième type d'association que le cerveau peut faire pour accélérer la lecture, et qui serait rendu impossible par l'utilisation d'une orthographe purement phonologique. Le cerveau peut en effet faire des connexions entre plusieurs glyphes ayant une partie commune, et dont le sens associé est également proche. C'est d'avoir une orthographe un peu complexe qui permet au cerveau de ne lire que le début de <maîtriser>, et de pouvoir déjà orienter le sens plutôt vers « maître » que vers « mettre » ou « mètre ».
Là encore, d'autres langues le font aussi.
L'anglais fait la différence graphique entre <new> (= nouveau) et <knew> (= connut), de prononciation exactement similaire. Mais pourquoi est-ce le second qui a un k- initial ? Tout simplement pour faciliter le rapprochement de sens avec <know> (= connaître), qui lui même se doit, pour la raison explicitée ci-dessus, d'être distinct de <no> (= non).
En allemand, « dévastateur » s'écrit <verheerend> — alors que le double -e- n'est pas nécessaire pour transcrire le son long — pour conserver le lien avec <Heer> (= armée), qui lui doit être distinct de <her> (= venant de).
Le russe <хорошо> (= bien) se prononce [xəra'ʃo], mais il ne viendrait pas à l'idée de l'écrire <хорашо>, qui se prononcerait pourtant pareil, car cette première orthographe rappelle celle de <хороший> (= bon) qui lui se prononce [xa'roʃɨj].

Voilà donc ce qui justifie l'usage d'une orthographe irrégulière, dans l'idée qu'un petit effort supplémentaire au moment de l'apprentissage, permet d'économiser beaucoup de petits efforts au cours de toutes les lectures que l'on sera amené à faire. Voyons la deuxième raison pour laquelle une orthographe phonologique est une mauvaise idée en soi.

Une négation de la variabilité de la langue.

Comme le dit si bien la RB2, c'est sur la phonologie du français standard que s'appuie la norme Ortograf 2012. En voulant faire de cette norme l'orthographe obligatoire pour tous, Ortograf 2012 nie l'existence de prononciations différentes sur le territoire, et surtout de phonologies différentes.
Des enfants de région parisienne qui ne connaîtraient que l'orthographe proposée ici feraient tout de même des fautes, ne sachant pas s'il faut écrire <anbrun> (embruns) ou <anbrin>, pour la bonne et simple raison que la distinction entre [ɛ̃] et [œ̃] n'existe pas dans la prononciation locale. Ce problème apparaît déjà avec l'orthographe actuelle, ou de nombreuses personnes écrivent « emprunt de » au lieu de « empreint de », car les deux se prononcent pareillement pour eux.
De mon côté, je viens d'Occitanie. Et bien, si je ne savais déjà écrire avec une orthographe qui cultive la variabilité, je serais perdu par l'usage que fait la norme Ortograf 2012 des graphèmes <e> et <eu>. En effet, dans ma prononciation, la voyelle finale de « le » et celle de « jeu » sont exactement semblables, mais Ortograf 2012 les écrit différemment. En revanche, Ortograf 2012 utilise le même graphème pour la voyelle finale de « le » et celle de « blanche », qui ont chez moi une prononciation différente. Comment voulez-vous que je trouve ce système logique et prédictible ?

Voilà une raison pour laquelle, tant que le français possédera des dialectes, et j'espère bien que cela sera encore longtemps le cas, une orthographe purement phonologique ne sera jamais adaptée à sa variabilité.

Je pense avoir fait le tour de ma démonstration, et j'espère avoir pu convaincre ceux qui se laisseraient tenter par le projet, ou donner des arguments à ceux qui étaient déjà convaincus de son inanité. Je rajouterai un dernier argument, un peu de mauvaise foi, il est vrai. C'est grâce à notre orthographe si complexe que l'on peut comprendre du premier coup d'œil, et même sans connaître les mots, que « nucléophile » n'est pas un fil à l'énergie nucléaire et que « autochore » a un sens légèrement plus technique que « corps automatique ». Serait-ce aussi évident avec <nucléofil> et <otocor> ?

1 Notons que ce n'est pas toujours possible. Ortograf 2012 pose ainsi un grave problème pour la compréhension de la phrase <il i a un vèr sur la feuy> : s'agit-il d'un ver, d'un verre, d'un vers, ou d'un vair ? Même si certaines sont plus probables, toutes les possibilités ont un sens. La distinction est particulièrement difficile entre ver et vair, qui outre qu'ils sont de la même catégorie grammaticale, appartiennent également au même champ lexical.