7 juillet 2012

Lettre à Mme Marie-Georges Buffet

Pour ceux que la question pourrait intéresser, voici un courrier que j'ai envoyé à Marie-Georges Buffet, vice-présidente communiste de la commission aux affaires culturelles et éducatives de l'Assemblée Nationale. Il ne reste plus qu'à attendre sa réponse.


Madame la députée, camarade,

Je me permets de vous écrire pour attirer votre attention, si vous n'étiez déjà informée de la situation, sur une problématique qui me tient à cœur, et qui entre dans les attributions de la commission des affaires culturelles et de l'éducation. Il s'agit de la question de la publication de la recherche publique, et du rôle que jouent les sociétés privées d'édition scientifique dans le processus.

Vous n'êtes pas sans savoir que la recherche scientifique a vocation à être publiée, de manière à ce que l'ensemble des chercheurs puisse se tenir informé des avancées de la science. Cela se fait très généralement dans une revue scientifique, publiée par un éditeur. Après que l'auteur ou les auteurs ont soumis leur article, l'éditeur le fait relire et approuver par un comité d'experts, presque toujours des chercheurs publics, qui effectuent ce travail bénévolement sur leur temps de service. Enfin, l'éditeur scientifique vend sa revue, sous forme imprimée ou électronique, aux services de documentation des universités et autres établissements d'enseignement supérieur. Si on résume d'un point de vue strictement comptable, les éditeurs scientifiques s'abreuvent à la source de l'argent public — sans aucune contrepartie — en trois occasions : lors de la création du contenu de leurs revues, lors de la vérification de la qualité de ce contenu, et lors de sa distribution.
Une telle manière de procéder ne porte pas préjudice dans le cas de petites structures, comme l'ADEFO (Association pour le développement des études finno-ougriennes), qui publient une unique revue, et ce sans but lucratif. Il en est tout autrement des immenses maisons d'édition scientifique telles que Elsevier, Springer, Brepols ou encore De Gruyter, qui profitent d'une situation complexe, laquelle aboutit à un quasi-monopole de fait, pour imposer des tarifs exorbitants et des conditions draconiennes, sans égard au fait qu'elles n'existeraient pas sans les financements publics.
Voici quelques exemples des tarifs et conditions qui sont imposés aux bibliothèques universitaires, entre autres françaises. Les revues les plus chères d'Elsevier peuvent coûter jusqu'à plus de dix-huit mille euros d'abonnement annuel. La maison d'édition Walter De Gruyter publie un dictionnaire de l'occitan médiéval, réalisé par des chercheurs de l'Université de Münich — donc payés par de l'argent public — au sein d'un projet encadré par l'Académie des sciences de Bavière — là encore, financée par l'argent public — et vend le résultat aux bibliothèques publiques à un tarif avoisinant cinquante centimes la page : si les éditeurs de romans de gare pratiquaient de tels tarifs, le dernier Guillaume Musso coûterait deux cents euros. L'arrivée de l'informatique, et du livre électronique, loin de pousser les grandes maisons d'édition à baisser leurs tarifs, a encore accru leur appétit. Ce ne sont maintenant plus les éditeurs qui se chargent de taper les manuscrits à l'ordinateur, avec le coût en main-d'œuvre que cela représente : au contraire, les auteurs d'articles doivent les fournir sous forme électronique, déjà mis en page selon la charte graphique de la revue, lequel travail se fait bien sûr aux frais de l'État. Plus encore, la plupart des contrats passés entre les éditeurs et les bibliothèques publiques incluent une clause interdisant le renouvellement d'un abonnement à un tarif inférieur à celui de l'année précédente : ainsi, lorsqu'une bibliothèque veut s'abonner à la version électronique d'une revue à laquelle elle était déjà abonnée, elle est tenue de souscrire cet abonnement en sus de celui à la version imprimée. Impossible de remplacer la version imprimée par la version électronique, puisque cela ferait baisser les revenus de l'éditeur, ce que le contrat interdit. Pour obtenir plus d'informations sur les tarifs en vigueur, et les abus pratiqués par les grandes maisons d'éditions, je vous invite à prendre contact avec les organisateurs du réseau COUPERIN, qui vise à négocier des tarifs de groupe pour de nombreuses bibliothèques universitaires françaises.

Cet état de fait dure depuis de nombreuses années, mais un nombre important de chercheurs a décidé de réagir, et de lutter contre l'emprise de ces grands groupes. La révolte a été lancée au début de l'année à l'instigation du mathématicien britannique Timothy Gowers, qui a décidé de boycotter Elsevier, en refusant de publier chez eux, et de participer à leurs comités de lecture. Il fut suivi très peu après par trente-quatre mathématiciens, majoritairement britanniques, américains et français, qui publièrent un article expliquant en détail les motivations de ce boycott, et que l'on peut trouver à cette adresse http://gowers.files.wordpress.com/2012/02/elsevierstatementfinal.pdf. Dans le même temps, ces chercheurs ont lancé la pétition intitulée The cost of knowledge, appelant à pratiquer le même type de boycott qu'eux, et qui a été signée par plus de douze mille chercheurs du monde entier à l'heure où j'écris ces mots. Le dix-sept avril, c'est l'Université d'Harvard qui avoue qu'elle n'a plus les moyens de satisfaire aux exigences des maisons d'éditions : ce sont pas moins de 3,73 millions de dollars qui sont engloutis cette année pour accéder à des travaux de recherche intégralement financés par des fonds publics.
Malheureusement, dans l'état actuel des choses, boycotter les principales maisons d'édition scientifique représente un gros risque. Les chercheurs sont en grande partie évalués sur leur capacité à publier dans des revues célèbres, toutes en mains privées. Aussi, refuser de passer par leurs services signifie mettre un coup d'arrêt à leur carrière. Quant aux services de documentation, ils ne peuvent se permettre de couper l'accès des chercheurs aux publications scientifiques réputées sans que le travail des dits chercheurs n'en pâtisse. Il apparaît dès lors nécessaire que les États prennent l'affaire en main, et mettent en place des solutions qui permettent de détricoter l'écheveau de dépendances qui donne tant de pouvoir à ces maisons d'éditions.

Aux États-Unis, une pétition d'initiative populaire — consultable sur Internet à l'adresse https://petitions.whitehouse.gov/petition/require-free-access-over-internet-scientific-journal-articles-arising-taxpayer-funded-research/wDX82FLQ — demande que toute publication résultant de recherches financées par des fonds publics soit accessible gratuitement et librement sur Internet. De son côté, le ministre britannique de l'éducation et de la recherche a décidé de mettre en place d'ici à 2014 une structure informatique gratuite, permettant aux chercheurs de publier en ligne, et que leurs publications soient directement relues et commentées par les autres chercheurs.
C'est à mon avis un mélange des deux qu'il faudrait introduire en France. D'une part casser le monopole des éditeurs en obligeant la publication électronique gratuite de toute recherche publique, et la vente à prix coûtant d'une éventuelle version imprimée. D'autre part mettre en place un processus de publication financée par l'argent public qui remplace avantageusement ces mêmes éditeurs en se passant d'un intermédiaire de moins en moins nécessaire. Le coût de cette structure serait amplement couvert par la diminution drastique des frais d'acquisition imposés aux services de documentation, et l'on pourrait à terme faire des économies bienvenues en cette période de réduction des dépenses publiques.

En espérant que vous donnerez une suite favorable à ma requête, veuillez agréer, Madame la député, camarade, l'expression de mes sentiments distingués.




S'ensuivent mon nom, mon adresse et tout le bataclan, que je ne peux bien sûr reproduire ici.

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